Cuisine, Ikebana, Musique et Ethnomédecine
De même que le nombre de roses dans un bouquet conditionne la nature du message qu’il transmet, le nombre et la disposition des aiguilles que je pose sur mes patients exprime quelque chose qui va au-delà de l’action de chacune d’entre elles. Non que je prenne mes patients pour des pots de fleurs, mais cette manière de pratiquer l’acupuncture était également celle de mon professeur, le Dr Leung Kok Yuen. Je garde un souvenir impressionné de la première fois où je fus son patient : deux points, quatre aiguilles en tout, what else ?
Face au long casting de points d’acupuncture candidats au traitement de chaque maladie et de chaque patient, il faut apprendre à ne sélectionner que les quelques élus capables, au-delà de leurs propriétés intrinsèques, de former un commando de choc esthétique, un bouquet dégarni façon ikebana où le plein et le vide, le symétrique et le dissymétrique, le proximal et le distal génèrent ensemble un effet de diapason silencieux qui vibre par sa seule architecture.
Pour un effet thérapeutique optimal, je m’efforce d’appliquer le même principe sur tous les gestes que j’exécute, les substances que je prescris, les mots que je prononce. Tous sont les instruments de l’unique partition composée pour chaque patient. Tous doivent se compléter pour former, comme en musique, en peinture ou en cuisine, un ensemble harmonieux, clair, lisible, digeste. Aux antipodes de cette démarche, celle des praticiens qui, envahis par le doute et la crainte, forcent le trait et multiplient les instruments disparates, aboutissant à une cacophonie thérapeutique.
Le corps humain est autre chose qu’un amas de pièces détachées. L’être humain n’est pas le porteur schizophrène d’un corps et d’un esprit étrangers l’un à l’autre. Les traitements qu’il reçoit par différents biais ne sont pas des principes actifs isolés. Ils forment, comme lui, un tout que le praticien se doit de maîtriser, au risque sinon de disséquer au lieu de soigner ; de complexifier au lieu de résoudre.
Parce que la maladie n’est pas plus importante que le malade, le bon médecin ne devrait jamais perdre de vue l’entièreté de l’être qui lui apporte un problème à régler, ni la synthèse produite par l’ensemble des procédés mis en œuvre pour lui venir en aide.
« Chaque individu constitue un paysage particulier, et le médecin le regarde comme un peintre regarde sa toile », dit un classique chinois. Histoire de rappeler que la médecine est aussi un art, qui demande, au-delà du savoir et de la technique, le sens du recul, de l’épuration, de l’abstraction.
Mais il n’est pas facile d’être simple. N’est pas maître ikebana, chef étoilé, Glenn Gould ou Picasso qui veut.
Ce n’est qu’au fil des ans, à force de faire ses gammes, de répéter son jeu, de barioler ses toiles, de jongler avec les casseroles, que l’on parvient peu à peu à l’épure de son art. Il faut à l’ethnomédecin avoir observé bien des tableaux cliniques – rappelez-vous, ses patients sont des toiles –, pris bien des pouls, inséré bien des aiguilles, répété bien des gestes, joué avec bien des produits et des mots, pour épurer la danse thérapeutico-chamanique qu’il fait autour de chacun de ses patients.
Petit bémol à la partition : il ne suffit pas non plus d’avoir répété des milliers de fois les mêmes gestes mécaniques, à la manière d’un Charlie Chaplin dans les Temps Modernes, pour que la technique devienne art. Les temps en question, chacun l’aura remarqué, sont bien plus ceux des experts, des spécialistes et des robots que des artistes.
L’équilibre entre la science et l’art est toute une science, et tout un art. Au carrefour de cet équilibre, la médecine, et plus singulièrement celle venue de Chine, qui est étymologiquement la « médecine du milieu ».
La médecine est d’abord une science humaine, parce qu’elle s’adresse à l’être humain, qui est lui-même tout sauf une science exacte. Elle est ensuite une science naturelle, parce que ce n’est qu’en sachant déchiffrer la partition du vivant que l’on peut en accorder les différentes notes. La médecine est enfin un art – comme démontré non scientifiquement plus haut –, dès lors que celui qui l’exerce met à la fois son cerveau, son cœur et son âme dans sa pratique.
Voici donc mon conseil aux futurs praticiens : pratiquez sans relâche, prenez toujours du recul sur votre œuvre, et ne cessez jamais de vous en émerveiller.
- Écrit par : Patrick Shan