L’Œuvre au Jaune
Il est toujours un temps où, après avoir été acquis puis appliqué, un savoir ancien se doit d’être transmis, afin que les générations suivantes puissent le perpétuer. C’est ainsi qu’à l’instar d’autres disciplines ayant besoin du temps de plusieurs vies pour se bonifier, le fait d’enseigner fait partie du parcours de vie traditionnel d’un ethnomédecin.
Mais à la différence des temps anciens, où les disciples assoiffés de savoir se pressaient aux portes de maîtres qui se permettaient le luxe de la réticence et de la sélection, les temps modernes sont faits d’une réticence inversée. Nous sommes à l’ère de la consommation reine, du marketing agressif et des promesses faciles, de la technologie qui rend les corps passifs et les neurones paresseux, des apprenants qui notent leurs formateurs. Aujourd’hui, ce sont les bonnes graines qui doivent partir à la recherche des cultivateurs et des terreaux fertiles.
Dans un contexte social exsangue doté d’un système médical qui a depuis longtemps oublié le malade au profit de la maladie (réelle ou supposée), les bonnes écoles de médecine chinoise devraient logiquement refuser du monde. Je pense, en toute humilité, que c’est le cas du CEDRE. Pourtant, depuis trente ans, celui-ci peine à réunir plus de quelques dizaines de nouveaux étudiants chaque année. Tout juste de quoi maintenir faiblement allumée la flamme de l’esprit d’Hippocrate, aujourd’hui réincarnée dans une tradition venue d’un autre hémisphère.
Il est bien des écoles de médecine chinoise qui comptent leurs rentrées en centaines d’étudiants, tout comme il est des amphis de médecine toujours pleins à craquer. Il faudrait alors gloser des succès et des mérites comparés de la grande distribution de connaissances et des petits restaurants visant les étoiles ; comparer aussi les taux de déchets, les niveaux de compétence. Cette propension à faire passer la quantité pour la qualité, l’érudition pour la sagesse, déjà patente au sein de la médecine conventionnelle, me rappelle un passage piquant de L’Œuvre au Noir, dans lequel Marguerite Yourcenar, à travers le regard aigu de Zénon, alchimiste aux aspirations élevées, taille un gentil costume à certains types de savoirs et de sachants :
« Il regardait de haut les docteurs en robe de fourrure, couchés au réfectoire sur leur pleine assiette, lourdement satisfaits de leur épais et pesant savoir ; et les étudiants bruyants et rustauds, bien décidés à ne s’instruire qu’autant qu’il le faut pour décrocher une sinécure, pauvres hères dont la fermentation d’esprit n’était qu’une poussée de sang qui passerait avec la jeunesse. Peu à peu, ce dédain s’étendit à ses amis cabalistes eux-mêmes, esprits creux, gonflés de vent, gavés de mots qu’ils n’entendaient pas et les régurgitaient en formules. »
Pour un Zénon enfiévré du désir de la compréhension du monde, combien de perroquets satisfaits d’un apparat de savoir dûment estampillé par une autorité quelconque ? Voilà en tout cas des silhouettes qui ont su traverser le temps et n’épargner aucune science de la vie, qu’elle parle le langage de l’Empereur Jaune, de Molière ou de Pasteur.
Reste la grande question : comment éviter, pour chacun de soi, les écueils d’un prêt-à-comprendre déguisés en savoir profond ? Où trouver la force d’âme de cultiver la faim dans un monde qui, de la science à la religion, nous gave de certitudes et met notre savoir sous perfusion ? Comment briser la matrice d’une intelligence artificielle, qui aujourd’hui s’apprête à régner en maître à la place du maître ? Toute dépend de qui enseigne ; tout dépend de qui reçoit.
Une chose est sûre : le maître est partout pour qui est à l’écoute.
Par exemple, ce matin, c’est mon chien qui m’a apporté une leçon de vie, que je vous offre à mon tour pour clore cette rubrique :
« Qui te brosse uniquement dans le sens du poil le rend plus luisant, mais n’enlève pas les puces. »
Patrick Shan
- Écrit par : Patrick Shan